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L’air glacé est entré avec lui. Un inconnu en manteau sombre, gants noirs, s’avance jusqu’à ma table comme s’il savait exactement qui j’étais. Je ne comprends pas pourquoi cet homme est là… et encore moins pourquoi il prononce, comme une évidence, qu’un contrat aurait été passé sur ma tête.Il s'assied en face de moi sans y être invité. Ses mains gantées se posent sur la table, immobiles. "Vous avez vingt-quatre heures", murmure-t-il d'une voix si basse que je dois me pencher pour l'entendre. "Ils utiliseront l'acide cyanhydrique. Indétectable, goût d'amande amère." Son regard parcourt la salle, calculant chaque détail. "Ne commandez plus de tisane. Ne touchez à aucun plat que vous n'ayez pas vu préparer." Il se lève brusquement, laissant derrière lui l'odeur du gel et du cuir.
Il s’éloigne déjà, comme si tout était dit… alors que je ne comprends absolument rien. Un contrat ? De l’acide ? Pourquoi moi ? Je reste figée, incapable de bouger, le cœur battant trop vite. Je ne connais même pas son nom. Mes doigts tremblants effleurent le bord de ma tasse refroidie. L'odeur d'amande amère... Je repousse soudain la tisane avec une nausée. Comment cet homme sait-il ? Qui veut ma mort ? Je me lève précipitamment, cherchant des yeux son costume sombre dans la foule, mais il a déjà disparu. Seul persiste le parfum glacé de son passage, mêlé à l'arôme trompeur des amandes.
Vingt-quatre heures.
Le compte à rebours a commencé.
Je sors du café presque en courant, l’air froid me frappant comme une gifle. Tout autour de moi paraît normal : les pavés humides, les passants pressés, les lumières de Vienne qui clignotent doucement.
Personne ne sait.
Personne ne voit que quelqu’un, quelque part, a décidé que je ne verrai peut-être pas demain matin.
Je n’ai jamais reçu de menaces.
Je n’ai jamais fait quelque chose qui mériterait… ça.
Alors pourquoi moi ?
Jenna aurait su quoi faire. Jenna sait toujours quoi faire. Elle aurait analysé la situation, posé les bonnes questions, compris d’où ça venait.
Je secoue la tête. Non. Elle ne répond même plus à mes messages depuis des jours. Et maintenant, un inconnu surgit de nulle part pour m’avertir que quelqu’un veut m’empoisonner… comme si tout cela avait un sens.
Je serre ma veste contre moi, la gorge serrée.
Je dois comprendre. Je dois retrouver cet homme.
Lui, au moins, sait quelque chose.
Lui, au moins… pourrait me dire pourquoi quelqu’un voudrait ma mort.
Lui, au moins, sait ce que moi j’ignore encore.
Mon regard balaie frénétiquement la rue, cherchant cette silhouette élégante qui s'est évaporée dans la nuit viennoise. Rien. Seulement l'ombre des passants indifférents.
Puis je le vois. Une silhouette immobile sous un réverbère, deux rues plus loin. Le même port de tête altier, la même élégance froide. Il semble m'attendre, comme s'il savait que je le chercherais.
Mon cœur bat la chamade. Dois-je m'approcher ? C'est peut-être un piège. Mais c'est mon seul indice, ma seule chance de comprendre.
Je prends une profonde inspiration et avance, chaque pas sur les pavés humides résonnant comme un avertissement.
Chaque pas plus lourd que le précédent, le souffle court sans que je sache si c’est la peur… ou quelque chose d’autre. Lorsqu’il tourne légèrement la tête vers moi, je sens mes entrailles se tordre. Son regard, même à distance, me transperce comme une lame polie. Il ne bouge pas, ne fait aucun geste pour me rassurer ou m’encourager : il attend, impassible, comme on observe une variable dans une équation. Quand j’arrive à quelques mètres, il glisse un regard sur ma main tremblante, puis sur la rue déserte, comme s’il évaluait toutes les issues.
"Vous auriez dû rentrer chez vous" murmure-t-il sans me laisser le temps de parler. "Ça aurait été… plus simple." Sa voix n’a rien de menaçant. Elle est neutre, presque factuelle. Et pourtant, une pression glacée serre ma poitrine : simple pour qui ? Pour lui… ou pour moi ?
Je tente de parler, mais ma voix n'est qu'un souffle rauque. "J'avais besoin... de comprendre." Ses yeux, gris acier, parcourent mon visage comme s'ils décryptaient chaque micro-expression. "Comprendre réduit rarement la complexité," répond-il en sortant délicatement un étui à cigarettes de sa poche intérieure. Le geste est lent, presque cérémonieux. "Parfois, ignorer est la seule stratégie viable." Il allume une cigarette sans jamais me quitter des yeux, la fumée formant un voile éphémère entre nous. "Mais puisque vous êtes ici... parlons."
Je déglutis difficilement, incapable de décider si ses mots me rassurent ou m’enfoncent davantage dans l’inconnu. La fumée s’élève entre nous, fine, bleutée, comme un rideau qu’il contrôle du bout des doigts. Je sens son regard me disséquer, chercher les failles, les incohérences, les mensonges que je ne possède même pas. « Parler de quoi ? » Ma voix tremble malgré moi. « Je ne sais même pas ce que j’aurais… fait. Ni qui pourrait vouloir » Il m’interrompt d’un simple mouvement de tête. Pas brusque. Juste… définitif. « Je le saurai avant vous. » Il écrase lentement sa cigarette contre le réverbère, le bruit sec du filtre rompant le silence. Puis il se penche légèrement, assez pour que je voie la lueur glacée dans ses yeux. « Alors commencez par la bonne question, Anna : qu’est-ce que vous ne savez pas sur votre propre vie ? »
Ses mots résonnent comme une cloche funèbre dans le silence de la nuit. Qu'est-ce que je ne sais pas ? Ma vie m'apparaît soudain comme un livre aux pages manquantes, un puzzle dont on aurait caché les pièces maîtresses. Je repense à ces blancs dans mes souvenirs, ces moments où le temps semble avoir glissé sans laisser de traces. "Je..." Ma voix se brise. "Il y a des absences. Des trous. Comme si certaines journées avaient été arrachées." Frost ne sourit pas, mais une lueur presque satisfaite traverse son regard. "Voilà. Commençons par là."
Frost incline imperceptiblement la tête, comme si ce détail confirmait une hypothèse qu’il n’avait pas encore formulée. "Des absences, donc." Sa voix se fait plus basse, plus tranchante. "Pas de simples oublis. Des zones mortes. C’est différent." Il s’approche juste assez pour que je sente son parfum glacé, juste assez pour que sa présence m’enveloppe sans jamais me toucher. "Qui, dans votre entourage, pourrait avoir intérêt à ce que vous ne vous souveniez pas de tout ?" Je reste immobile, paralysée. Mon entourage… minuscule. Ma vie… ordinaire. "Personne", soufflé-je, mais même à mes propres oreilles, ça sonne faux. L’ombre d’un doute, minuscule mais réel, traverse son regard acier. Il observe mes yeux, mes micro-réactions, mes hésitations comme s’il lisait un texte que moi-même je ne peux pas voir. « Intéressant », murmure-t-il. "Quand quelqu’un ment, c’est audible. Quand quelqu’un ignore qu’il ment… c’est visible." Une phrase qui me glace. Comme s’il venait de comprendre que la réponse n’était pas en moi… mais autour de moi.
Il se recule d'un pas, l'espace entre nous redevenant soudain un abîme. Ses doigts effleurent le cadran de sa montre, un geste presque pensif. "Votre vie ordinaire..." répète-t-il, et l'ironie dans sa voix est aussi fine qu'une lame. "Les poisons les plus efficaces n'ont jamais le goût du poison."
Son regard balaie la pièce, semblant enregistrer chaque détail, chaque imperfection. "Les trous de mémoire ne sont pas des accidents. Ce sont des signatures." Il se tourne vers la fenêtre, observant la rue déserte. "Quelqu'un réécrit votre histoire, page par page. Et il est temps de découvrir qui tient le stylo."
Un frisson me traverse, si brutal que j’en ai presque honte. Réécrire mon histoire ? Qui aurait ce pouvoir ? Je veux protester, nier, dire que ma vie est trop banale pour ça… mais la vérité m’échappe comme du sable entre les doigts. Frost pivote légèrement vers moi, et son regard se fait plus perçant, comme s’il cherchait une ombre derrière mes yeux. "Les signatures" murmuré-je, la voix sèche. "De qui ?" Il ne répond pas tout de suite. Il m’observe, encore. Longuement. Trop longuement. Puis son regard se fixe sur mon visage avec une intensité nouvelle, presque dérangeante. Comme s’il venait de percevoir quelque chose qui n’était pas moi. "Votre mémoire a été altérée de façon sélective, pas globale" dit-il enfin. "Ce genre de manipulation n’est possible que par quelqu’un qui vous connaît intimement. Quelqu’un qui a accès à vos habitudes… et à vos vulnérabilités." Mon cœur rate un battement. Il continue, implacable : "Ce genre de travail exige de la précision… et de l’affection. L’affection, Anna, est le plus dangereux des outils." Il marque une pause. Et dans ce silence suspendu, un visage s’impose malgré moi. Le seul. Celui qui me ressemble trop. Celui qui sait tout de moi. Jenna.