Chapitres
Le silence s’étire entre nous, seulement brisé par le vent qui traverse la rue déserte. Je sens que Frost observe tout : ma posture, mon souffle, le moindre tressaillement. Il cherche un indice, un détail qui lui échappe encore. Je n’ai pourtant rien à lui offrir. Je ne sais même plus où commence ce que je sais… et où se termine ce qu’on m’a laissé croire. Il tourne légèrement la tête comme s’il percevait un son inaudible pour moi, puis son regard glacé revient se fixer au mien. "Vous n’êtes pas seule dans cette histoire." Sa voix est calme, précise, presque clinique. "Quelqu’un tire les ficelles sans que vous ne le réalisiez." Je fronce les sourcils, confuse. "Quelqu’un… qui ?" Il ne répond pas. Sa main glisse dans la poche intérieure de son manteau et ressort avec un petit objet que je ne reconnais pas. "Je ne le sais pas encore. Mais tout marionnettiste laisse une trace. Toujours."
Il tend l'objet vers moi. Une petite boîte en métal usé, sans marque distinctive. "Prenez-la. Ne l'ouvrez pas avant que je ne vous le dise." Sa voix est un murmure qui porte malgré le vent. "C'est un leurre. Celui qui vous manipule cherche quelque chose. Cette boîte l'attirera."
Mes doigts tremblent légèrement en la saisissant. Elle est étonnamment légère. "Et ensuite ?"
Frost esquisse un sourire à peine perceptible. "Ensuite, nous verrons qui sort de l'ombre." Son regard se fait plus perçant. "Mais souvenez-vous : ne l'ouvrez sous aucun prétexte."
Une brusque rafale soulève les pans de son manteau, mais Frost ne bouge pas. Il me regarde comme s’il évaluait la moindre fissure dans ma détermination. Je referme mes doigts autour de la boîte, sentant le métal glacé contre ma paume. "Pourquoi moi ?", soufflé-je, incapable de retenir la question qui brûle depuis le début. Il ne détourne pas les yeux. "Parce que vous êtes la seule variable qui ne correspond pas au schéma." Je fronce les sourcils, perdue. "Quel schéma ?" Il inspire lentement, comme s’il choisissait chaque mot avec une précision chirurgicale. "Les habitudes. Les relations. Les routines. Tout ce qui compose une vie cohérente. La vôtre… ne l’est pas." Son regard glisse un instant sur mon visage, puis sur la boîte que je serre contre moi. "Gardez-la près de vous. Celui que nous cherchons ne résistera pas à l’envie de vérifier ce que vous cachez." Il marque une courte pause. "C’est comme ça qu’on attrape les gens qui pensent être invisibles."
Je hochai la tête, comprenant enfin le jeu. J'étais l'appât, et cette boîte , vide ou non, le leurre. Frost se détourna soudainement, son regard captant quelque chose dans la foule. "Ils vous observent déjà," murmura-t-il sans bouger les lèvres. "Souriez. Faites comme si nous venions de conclure un accord important." J'obéis, sentant chaque muscle de mon visage se tendre dans une expression qui devait paraître naturelle. Sa main effleura légèrement mon coude. "Maintenant, partez. Et n'ouvrez la boîte sous aucun prétexte."
Je m’éloigne à pas mesurés, tâchant de ne pas presser le pas malgré la panique qui me ronge. Chaque vitrine devient un miroir où j’essaie de deviner si quelqu’un me suit. Je n’y vois que mon propre reflet, trop pâle, trop tendu. Pourtant, une sensation glacée me parcourt la colonne vertébrale : je ne suis plus seule. Pas vraiment. Et si Frost avait raison… quelqu’un, quelque part dans la foule, attendait que je fasse une erreur.
____
Quelques heures plus tard, quand la porte de mon appartement se referme derrière moi, le silence me tombe dessus comme une chape de plomb. Je reste immobile un instant, dos contre le bois, essayant de calmer mon souffle. Tout paraît normal ici : la lumière tamisée du salon, les livres que j’ai laissés ouverts sur la table, l’odeur familière du thé froid. Et pourtant, rien ne l’est.
Je pose la petite boîte sur le comptoir, comme si elle brûlait ma main. Elle semble insignifiante, légère, presque ridicule face à tout ce qu’elle représente. "Ne l’ouvrez sous aucun prétexte." Les mots de l'inconnu résonnent encore dans ma tête.
Je fais quelques pas, vérifie machinalement les fenêtres, puis les verrous, puis les recoins du salon. Ridicule. Paranoïaque. Et pourtant… j’ai la sensation d’être observée, même ici.
Mon téléphone vibre soudain. Je sursaute. Une notification.
Un message vocal non lu.
De Jenna.
Mon cœur se serre brutalement. Cela fait des jours qu’elle ignore mes appels. Des jours que son silence me ronge. Je fixe l’écran, incapable d’appuyer sur lecture. Elle ne me laisse jamais de vocaux. Jamais.
Mes doigts tremblent quand je touche enfin l’icône.
Sa voix s’élève, douce, calme.
"Anna… il faut qu’on parle. C’est important."
La dernière syllabe se coupe, comme si l’enregistrement s’était terminé trop tôt.
Ou comme si quelqu’un l’avait interrompue.
Je rappelle aussitôt, le téléphone collé à mon oreille. La tonalité sonne une fois, deux fois... puis passe sur messagerie. "Jenna? Jenna, réponds-moi!" Ma voix est une corde trop tendue.
Mes yeux reviennent à la boîte innocente sur le comptoir. Le message de Jenna... le colis... cette coïncidence est trop parfaite. Trop calculée.
Je m'approche lentement, observant l'emballage sans marque distinctive. Mon reflet se déforme sur le papier mat. Et soudain, je remarque quelque chose que je n'avais pas vu : une infime trace de poudre blanche sur le bord du couvercle.
Un frisson me traverse lorsque mes yeux se fixent sur la fine poussière blanche. Une trace presque invisible, que j’aurais pu confondre avec de la farine ou de la craie… si l’homme du café ne m’avait pas parlé de poison quelques heures plus tôt. Je retiens mon souffle et recule d’un pas, la gorge trop sèche pour avaler quoi que ce soit. "Ça ne peut pas être lié…" murmuré-je, mais ma propre voix sonne creuse. Tout s’emboîte trop bien. Le message soudain de Jenna. La boîte laissée dans mon appartement. Cette poudre qui n’a rien à faire là. Je tends la main, hésite, puis la retire aussitôt, comme si le simple contact pouvait me brûler. Mon esprit tourne à toute vitesse, cherchant une explication innocente, logique, banale. Rien ne vient. Je suis seule dans mon appartement, et pour la première fois, j’ai vraiment l’impression que quelqu’un a été ici avant moi.
Mon cœur bat à tout rompre tandis que je fais un pas en arrière, mes yeux toujours fixés sur la poudre blanche. Je sens une sueur froide perler sur mon front, et ma gorge est de plus en plus sèche. Je me force à respirer lentement, à essayer de réfléchir de manière logique. Mais tout ce que je vois, c'est le visage de l'homme du café, ses paroles sinistres qui résonnent dans ma tête. Je me rappelle les mots de Jenna, son message abrupt et inquiétant. Tout cela est lié, je le sais. Mais comment ?
Je me tourne vers la boîte, la regarde avec une attention nouvelle. Elle est si banale, si anodine… et pourtant quelque chose me dérange. Je m’approche lentement, plissant les yeux. Le couvercle n’est pas parfaitement emboîté. Pas assez pour dire qu’elle a été ouverte. Pas assez pour affirmer que quelqu’un l’a touchée. Juste… un millimètre de décalage. Un détail minuscule que je n’avais pas vu plus tôt. Un détail qui me donne la nausée sans que je sache pourquoi. Comme si l’objet avait été fermé trop vite, trop précipitamment. Comme si on avait voulu que je ne remarque rien.
Je reste plantée devant la boîte, le cœur au bord de la gorge. Mes doigts se crispent contre mes bras et je sens ma respiration devenir trop rapide, trop courte. "Calme-toi… calme-toi, Anna…" soufflé-je, mais ma voix tremble tellement que ça sonne comme un ordre que je ne suis pas capable d’obéir. Je me passe une main dans les cheveux, tourne en rond, jette un regard vers la porte, puis vers la fenêtre, puis de nouveau vers la boîte, comme si elle allait soudain se mettre à bouger. "C’est ridicule, ce n’est qu’une boîte, putain…" murmuré-je, mais mes jambes tremblent légèrement. Chaque petit bruit me fait sursauter, le craquement du parquet, le souffle du chauffage, même mon propre pas. "Arrête… arrête, c’est toi qui deviens folle là…" Je me frotte le visage, ferme les yeux un instant, mais la poudre blanche revient se superposer à mes paupières comme une tâche persistante. Et plus j’essaie de me raisonner, plus une certitude me ronge : quelque chose cloche. Quelque chose dans ce silence. Quelque chose dans ce retour soudain de Jenna. Quelque chose dans ma propre mémoire.
Un bruit sec me fait sursauter. Je me fige net, le souffle coupé, mes yeux s’écarquillant vers le couloir. Un simple claquement, étouffé, bref… mais bien réel. Je tourne lentement la tête, mon cœur cognant contre ma poitrine comme s’il voulait s’échapper. "C’était quoi ça…" murmuré-je, incapable de bouger pendant quelques secondes. Je tends l’oreille, mais l’appartement redevient parfaitement silencieux, trop silencieux. Peut-être une bouteille dans l’évier ? Peut-être un livre qui glisse ? Ou alors… je secoue violemment la tête pour chasser l’idée. "Tu deviens dingue, Anna. Respire." Pourtant, mes mains sont glacées, et mes yeux restent fixés sur l’ombre immobile du couloir. Le bruit n’avait rien d’un hasard. Pas cette fois. Et plus j’écoute, plus une sensation rampante s’installe dans ma nuque : l’impression de ne plus être aussi seule que je le croyais.
Mes doigts se referment sur le manche froid d'un couteau à pain laissé sur le comptoir. Mon souffle est une fine brume dans l'air immobile. Le silence a changé de qualité, il n'est plus vide, mais chargé d'attente. Un parfum à peine perceptible flotte soudain, une note âcre de cuir et de métal froid qui n'a rien à faire ici. Les poils de mes bras se hérissent. Ce n'est pas Jenna. Jenna sentait la lavande et le café. L'ombre au bout du couloir semble s'être épaissie, comme si elle absorbait la lumière plutôt que de la bloquer. Je recule d'un pas, le couteau tremblant légèrement dans ma main.
Je serre le couteau si fort que mes doigts en blanchissent, consciente du ridicule de la scène mais incapable de m’en détacher. Le parfum métallique persiste, presque imaginaire, presque trop subtil pour être réel. "Arrête… arrête, c’est dans ta tête", soufflé-je, même si mon corps n’écoute plus rien. L’ombre au bout du couloir reste immobile, mais quelque chose en elle me met les nerfs à vif, comme si elle attendait que je détourne les yeux pour avancer d’un centimètre. Je déglutis difficilement, recule encore, mes talons butant contre un meuble. Mon appartement n’a jamais semblé aussi étranger. Et soudain, une évidence me frappe : ce que je ressens, ce n’est pas la présence de quelqu’un. C’est la trace de quelqu’un. Une empreinte invisible, laissée par l’homme du café, cette sensation glacée qui s’accroche aux murs. "Il est venu ici…" murmuré-je, la gorge sèche. La boîte, la poudre, son avertissement… tout se resserre autour de moi comme un nœud.
Mes doigts tremblants effleurent le rebord de la table près de l'entrée. Une fine couche de poussière, sauf à un endroit précis : un rectangle parfaitement net, comme si un objet y avait été déposé puis retiré récemment. Mon cœur bat à tout rompre. Il est entré chez moi sans effraction, sans laisser de trace visible, mais cette absence de trace est sa signature.
Je me précipite vers la boîte à gants, l'ouvre d'un geste brusque. Vide. Seule une odeur à peine perceptible de cuir et de métal froid persiste. Son avertissement n'était pas une menace, mais une promesse. Il m'a montré qu'il pouvait atteindre n'importe lequel de mes sanctuaires.
Je reste figée devant le vide béant du tiroir, le cerveau incapable de donner un sens à ce que je vois. Tout est ordonné, parfaitement en place, sauf cette empreinte rectangulaire qui me nargue encore sur la table. Il était là. Il s’est tenu exactement à cet endroit, assez longtemps pour laisser la marque de l’objet qu’il portait… mais pourquoi ? Je referme le tiroir d’un geste trop sec, le bruit résonne comme une détonation dans l’appartement silencieux. "Il peut entrer quand il veut…" murmuré-je, une peur sourde me rongeant les entrailles. Pas d’effraction. Pas de bris de serrure. Rien. Juste cette fragrance glacée mêlée au cuir qui trahit sa présence. Je me tourne instinctivement vers la boîte sur le comptoir, la sensation désagréable d’être observée me revenant comme une vague froide. Ce n’était pas une menace. C’était une démonstration. Une façon de me dire que les murs que je croyais connaître ne me protègent plus.
Mon téléphone vibre à nouveau, brisant le silence comme un coup de couteau. Je me fige, le souffle suspendu, puis je me précipite dessus avec l’espoir idiot que ce soit une explication, une lumière dans ce chaos. C’est un message de Jenna. Juste une ligne, rapide, comme écrit dans la précipitation : "Tu es rentrée ? Dis-moi que tu n’es pas seule." Mon cœur rate un battement. Elle s’inquiète pour moi… ou elle veut simplement savoir où je suis ? Je relis le texte encore et encore, incapable de décider si cette phrase me réchauffe ou me glace. Je tape une réponse puis l’efface aussitôt. L’odeur de cuir et de métal flotte encore dans l’air. L’empreinte sur la table. La boîte. L’homme du café. Tout hurle que je ne dois faire confiance à personne. Et pourtant, mes doigts tapent malgré moi : "Je suis là. Chez moi." Avant que je ne puisse réfléchir davantage, trois petits points apparaissent. Jenna écrit déjà. Mon ventre se noue.
Les trois points disparaissent, reviennent, disparaissent encore. Comme si Jenna hésitait, pesait ses mots. Puis son message s’affiche enfin. "Anna… je suis vraiment inquiète. Je sens que quelque chose ne va pas, tu as cette façon de disparaître quand tu paniques. Reste pas seule, d’accord ? Viens dormir ici si tu veux. Je suis là." Je relis chaque mot, cherchant la faille, le sous-entendu, l’angle mort. Elle ne sait rien de ce qu’il s’est passé au café. Elle ne sait rien de l’homme. Rien de la boîte. Et pourtant, sa présence à travers l’écran me semble étrangement synchrone, comme si elle avait attendu juste le bon moment pour réapparaître. "Viens ici ce soir." Une phrase anodine, presque douce. Mais dans mon état, elle ressemble à une bouée de sauvetage dans une mer glacée. Je sens mes épaules se relâcher malgré moi. C’est Jenna. Ma sœur. Ma jumelle. Celle qui me connaît par cœur. Celle qui, normalement, devrait être mon refuge. Et c’est peut-être justement pour ça que j’ai envie d’y croire.
Je serre le téléphone entre mes doigts, incapable de lâcher l’écran. Une part de moi voudrait déjà être en route vers Jenna, me réfugier dans son appartement comme je l’ai toujours fait quand tout s’écroulait. Mais une autre part, plus petite, plus glacée, me retient par le poignet. Je repense à la poudre sur la boîte, à l’odeur métallique dans l’air, à la trace laissée sur la table d’entrée. À cet homme qui m’a prévenue que j’avais vingt-quatre heures. Si je vais chez Jenna… est-ce que je ne l’emmène pas avec moi dans cette spirale ? Est-ce que je ne lui colle pas ce danger sur le dos ? "Non… non, je peux pas faire ça…" murmuré-je, même si mes pieds m’entraînent déjà vers la chambre. Je tire une valise, la pose au sol. Je reste devant, immobile, la main sur la fermeture. "C’est ma sœur…" soufflé-je. "Elle ne risque rien… c’est moi qu’ils veulent, pas elle." L’argument sonne faux. Je le sens dans ma gorge. Mais mes doigts s’activent malgré moi : une veste, des clés, mon portefeuille. Puis je m’arrête de nouveau, paralysée par une vague de culpabilité. Et si en cherchant un abri, je la mettais en première ligne ? Je me prends la tête entre les mains, le cœur battant trop vite. Je ne sais plus quoi faire. Plus rien n’a de sens.
"Anna… j’ai un mauvais pressentiment. C’est bête, je sais, mais tu sais comment c’est entre nous. Tu n’as pas besoin de tout me dire, je sens quand quelque chose ne va pas. S’il te plaît… viens. Je préfère te savoir près de moi que seule à tourner en rond."
Je reste un moment immobile, le téléphone encore chaud dans ma main. Un mauvais pressentiment. Cette phrase me frappe en plein ventre. Jenna a déjà dit ça, des dizaines de fois. Nous avons grandi avec cette idée que les jumelles ressentent les émotions de l’autre, que c’est un truc “naturel”, presque mystique. Parfois, elle avait raison. Parfois… j’ai cru qu’elle l’utilisait un peu trop facilement. Mais ce soir, ça me percute différemment. Je fixe le message, le lis encore, encore, comme si les mots allaient se transformer. Elle ne sait pas ce qui m’est arrivé. Elle ne sait rien du café, de l’homme, de la boîte. Et pourtant, elle choisit exactement les mots qui me font vaciller. "Je préfère te savoir près de moi que seule…" souffle-je en relisant. Un frisson me remonte la colonne. C’est logique. Normal. C’est ma sœur. Et pourtant, quelque chose en moi résiste. Comme une minuscule alarme que je n’arrive pas à identifier. "Tu exagères, Anna…" murmuré-je pour me rassurer. "Elle s’inquiète, c’est tout." Je me passe une main sur le visage, puis sur la valise encore ouverte. Je suis à deux doigts de céder. Et peut-être est-ce justement ce qu’elle attend.
Je suis encore plantée devant ma valise à moitié ouverte quand mon téléphone vibre à nouveau. Je sursaute comme si on m’avait tiré dessus. Mon cœur s’arrête une seconde… avant que je voie le nom s’afficher. Océane. Pendant une seconde, je reste là, complètement déboussolée. Je n’ai pas parlé à Océane depuis des jours. Je n’ai rien posté, rien laissé transparaître. Je n’ai rien dit à personne. Et pourtant, son message apparaît, léger, brillant comme une bouffée d’air : "Hey ? Tu dors pas j’espère. J’suis devant un bar, viens boire un verre avec moi ! Ça me ferait trop plaisir." Je relis la phrase trois fois, incapable de comprendre comment un message aussi banal peut me retourner autant. Un verre. Juste un verre. Rien de dangereux. Rien de bizarre. Juste Océane qui veut sortir. Je sens mes épaules retomber légèrement. Une soirée normale. Une conversation normale. Quelque chose pour me remettre les idées en place. Peut-être que ça m’évitera de faire une connerie. Peut-être que ça m’empêchera d’entraîner Jenna dans tout ça. Je fixe ma valise encore ouverte. "Peut-être que… juste une heure," murmuré-je. Juste assez pour respirer. Juste assez pour prétendre que ma vie n’est pas en train de s’effondrer dans un compte à rebours invisible.
Je fixe encore un instant ma valise ouverte, puis je la pousse doucement du pied jusqu’à la refermer à moitié. Je ne peux pas aller chez Jenna. Pas maintenant. Pas dans cet état. Je saisis mon téléphone et réponds d’abord à Océane, presque avec soulagement. "J’arrive dans quinze minutes. Ne bouge pas." Le simple fait d’écrire ces mots me donne l’impression de reprendre un peu de contrôle sur quelque chose, même si c’est juste… sortir boire un verre. Ensuite, j’ouvre la conversation avec Jenna. Mon pouce hésite une seconde avant de taper : "Je ne suis pas seule, Jen. Je vais retrouver Océane. Je te dis quand je rentre, d’accord ?" J’appuie sur envoyer et sens une pression étrange se relâcher dans ma poitrine. Jenna va probablement s’inquiéter, mais… au moins, elle sait que je ne suis pas enfermée seule chez moi à tourner en rond. Et moi, j’ai une direction, un but, quelque chose qui ne ressemble pas à une fuite désespérée. Je prends une veste, glisse mon téléphone dans ma poche, et inspire profondément avant d’éteindre les lumières. Un verre. Juste un verre. Le monde normal existe encore. Je peux m’y raccrocher, ne serait-ce qu’une heure.
Je vérifie une dernière fois que j’ai mes clés, mon portefeuille, puis j’attrape ma veste. Mon téléphone vibre au moment où je l’enfile. C’est Jenna. Bien sûr que c’est elle. Je m’attends presque à un torrent de questions, à une remarque sur le fait que je préfère sortir avec Océane plutôt que de venir la voir elle… mais non. Son message s’affiche, doux comme une caresse parfaitement dosée. "Ah… d’accord. Si tu es avec Océane, ça me rassure un peu. Profite, vous vous êtes pas vues depuis longtemps. Envoie-moi juste un petit message quand tu rentres, pour que je m’inquiète pas pour rien. Et si jamais ça ne va pas… tu viens ici. D’accord ?" Je reste un instant immobile, le téléphone dans la main. Jenna sait toujours comment dire les choses. Toujours au bon moment. Toujours avec cette douceur qui désarme. Une part de moi se détend en lisant ses mots, comme si elle m’accordait sa bénédiction. Une autre part, plus trouble, se demande pourquoi ça sonne si… parfait. Si maîtrisé. Je chasse cette pensée. C’est ma sœur. Ma jumelle. Elle veut juste être sûre que je vais bien. "Promis," murmuré-je en soufflant, avant de glisser le téléphone dans ma poche. Dans le silence du couloir, la fermeture automatique de ma porte résonne plus fort qu’elle ne devrait. Et alors que je descends les escaliers, une étrange sensation me suit : celle d’être observée, pas de près… mais de loin, comme si deux paires d’yeux attendaient chacune que je fasse un pas de plus dans leur direction.
L’air nocturne me frappe au visage dès que je franchis la porte de l’immeuble. La fraîcheur me ramène brutalement à la réalité, me rappelant que je suis dehors, que je fais un choix, même minuscule. Je respire profondément, tente de calmer les battements affolés de mon cœur. Un verre avec Océane. Une heure. Peut-être que ça suffira. Je descends les trois marches du perron, mes pas résonnant faiblement sur la pierre encore humide. Quand je lève les yeux, une vitre du rez-de-chaussée accroche la lumière de la rue… et je vois un reflet derrière moi. Une silhouette immobile, floue, à peine dessinée. Je me retourne d’un geste sec. Le hall est vide. La vitre aussi. Juste un éclat de lumière et mon propre souffle qui se mêle à la nuit. Je reste figée quelques secondes, incapable de dire si j’ai imaginé ou non ce que je viens de voir. Puis je me force à avancer, les mains crispées au fond de mes poches, le cœur un peu trop haut dans la gorge. La rue semble normale. Vraiment normale. Mais alors que je m’éloigne, je sens distinctement quelque chose derrière moi. Pas une présence. Pas un bruit. Juste… l’impression que le compte à rebours vient de perdre une minute de plus.