Chapitres
La lumière chaude du bar déborde sur le trottoir, renvoyant des reflets dorés sur les flaques laissées par la pluie. Pendant une seconde, je reste plantée là, incapable de décider si entrer est une bonne idée. Mais la porte s’ouvre brusquement et une tête familière apparaît, un large sourire accroché aux lèvres.
"Annaaa ! Viens, je t’ai gardé une table !"
Océane agite la main avec enthousiasme, sa joie sincère me percute comme une bouffée d’air frais. Elle ne pose pas de questions, ne m’analyse pas, ne cherche pas à deviner quoi que ce soit. Elle est juste… Océane. Simple. Douce. Normale.
Je la rejoins et l’ambiance du bar m’enveloppe aussitôt : musique un peu trop forte, rires, conversations qui s’entremêlent. Cette normalité presque agressive me serre la gorge.
"Tu vas bien ?" demande-t-elle en s’asseyant, une inquiétude légère dans les yeux, mais sans insister.
"Oui, juste fatiguée," mens-je.
Elle sourit et lève la carte des boissons. "Allez, tu choisis. Ce soir, tu as le droit."
J’esquisse un sourire, mais un frisson me traverse. Une sensation étrange, familière : celle d’être observée. Je balaie la salle du regard, sans trop savoir ce que je cherche… puis je le vois.
Une silhouette assise seule au fond du bar. Immobile. Sans verre. Sans téléphone.
Il ne fait rien, ne bouge pas.
Il me regarde.
Uniquement moi.
Je détourne le regard trop vite, mon cœur cognant contre mes côtes. Non. Je me fais des idées. Tout le monde regarde tout le monde dans un bar…
Pourtant, quand je reviens à lui quelques secondes plus tard, il n’a pas bougé d’un millimètre. Son regard est toujours planté dans le mien.
Mon téléphone vibre dans ma poche.
Une seule notification.
Jenna.
J'ouvre le message.
"D’accord… ça me rassure que tu ne sois pas seule.
Profite un peu, vraiment. Et si tu rentres tard, envoie-moi juste un petit message, pour que je ne m’inquiète pas. Bonne soirée, ma puce."
Je lis la dernière phrase plusieurs fois.
Elle n’a rien de suspect. Rien d’étrange. Rien de… révélateur.
Et pourtant, quelque chose me serre la poitrine.
Comme si elle avait attendu exactement ce moment pour réapparaître.
Je relève la tête, prête à demander à Océane si elle voit l’homme au fond , mais sa chaise est vide.
Sa silhouette a disparu, silencieuse, sans passer par la porte.
Océane attrape son verre avec un grand sourire. "Bon, allez… à nous !" dit-elle en levant son punch comme si c’était du champagne. "À la catastrophe qu’on va appeler demain ‘une bonne idée’ !" Je laisse échapper un vrai petit rire, malgré tout ce qui me tord l’estomac depuis des heures. Nos verres s’entrechoquent. Le punch est sucré, léger, presque réconfortant. Océane continue à parler, les yeux brillants, pleine de cette énergie qui me faisait toujours oublier mes mauvaises journées. Et pendant une minute… juste une minute… tout paraît presque normal. Presque.
Océane raconte une histoire sur son collègue, ses mains dessinant des gestes improbables autour de son verre. Je me laisse porter par sa voix, par le punch sucré, par l’illusion fragile d’une soirée normale. Tout semble se stabiliser… jusqu’à ce qu’une ombre se glisse à côté de notre table.
Le serveur dépose une petite coupelle métallique devant nous, un sourire poli au coin des lèvres.
"Je vous apporte l’addition, quand vous voulez."
Puis il s’éloigne aussitôt, sans commentaire.
Océane cligne des yeux, surprise. "Déjà ? On a à peine commencé…" Elle en rit doucement, hausse les épaules. "Ils sont peut-être débordés ce soir."
Je force un sourire, mais mon cœur s’emballe d’un coup. L’addition. Trop tôt. Beaucoup trop tôt. Comme si quelqu’un voulait vérifier si j’étais encore ici. Comme si quelqu’un chronométrait chaque minute que je passe à cet endroit. Mes doigts se crispent autour de mon verre. Océane ne remarque rien. Elle attrape la coupelle, la repose sans vraiment la regarder. "On a le temps, hein ? On n’est pas pressées."
Je hoche la tête, mais une sensation glacée se loge dans ma poitrine.
Pressée.
Je suis pressée, oui.
Le monde entier semble pressé autour de moi.
Et dans ce simple morceau de papier glissé dans la coupelle, j’ai l’impression d’entendre le bruit sourd du compte à rebours qui continue.
Océane discute encore un moment, sans jamais me pousser, sans jamais remarquer la tension qui me tord le ventre. On finit nos verres doucement, et quand elle propose d’en prendre un deuxième, je secoue la tête avec un sourire d’excuse. "Je crois que je vais rentrer. La fatigue me rattrape." Elle ne se vexe pas. Elle pose juste sa main sur la mienne avec un sourire tendre. "D’accord. Mais tu m’envoies un message quand t’es chez toi, ok ?" Je hoche la tête. Ça me rassure un peu qu’elle soit là sans poser de questions. Nous sortons du bar ensemble. L’air frais me gifle doucement le visage, me ramenant à une réalité plus tranchante. Océane m’enlace brièvement avant de partir de son côté, sa silhouette disparaissant dans la lumière de la rue. Et moi, je reste un instant immobile, mon sac serré contre moi. La ville est calme. Trop calme. Je respire, ajuste ma veste… puis je me dirige vers la bouche de métro, le cœur déjà un peu trop haut dans la gorge.
Le couloir du métro sent le métal froid et la pluie séchée. En descendant les marches, je sens mon cœur taper trop vite, mais je me force à respirer. Des gens bavardent, d’autres écoutent de la musique, un groupe rit un peu plus loin. Tout est normal. Douloureusement normal. J’entre dans la rame juste avant que les portes ne se referment. La foule est compacte, les épaules se frôlent, les corps oscillent au même rythme. Je me cramponne à une barre métallique, essayant d’ignorer l’oppression dans ma poitrine. Soudain, le métro démarre brusquement. Trop brusquement. Mon pied glisse et mon corps bascule vers l’avant. Je n’ai même pas le temps de m’y préparer. Je vais tomber. Une main attrape mon bras. Ferme. Précise. Pas agressive. Juste… parfaitement placée. Une fraction de seconde. Un contact froid, presque glacé, comme à travers un gant. Je me stabilise et je me retourne aussitôt. Il n’y a personne. Ou plutôt : il y a des dizaines de personnes, et pas une ne me regarde. Pas une ne semble avoir bougé. La main s’est retirée aussi vite qu’elle est apparue. Comme si elle n’avait jamais existé. Je reste immobile, le souffle court, cherchant un visage familier parmi les inconnus. Rien. Personne. Juste un parfum fugace de cuir froid qui disparaît aussi vite qu’il est venu. Le métro continue d’avancer, indifférent. Et moi, je n’arrive plus à savoir si je viens d’être protégée… ou surveillée.
Les clés tintent légèrement lorsque je déverrouille ma porte. L’appartement est plongé dans la pénombre, exactement comme je l’ai laissé… mais mes yeux parcourent chaque détail avant même que je respire vraiment. Rien n’a bougé. Aucune ombre suspecte. Aucun parfum métallique. Juste le silence. Je referme derrière moi et m’appuie un instant contre la porte, le souffle encore un peu tremblant. Le trajet jusque chez moi n’a duré que quelques minutes, mais j’ai l’impression d’être rentrée d’un voyage beaucoup plus long. Je retire mes chaussures, allume la lampe du salon, et laisse tomber mon sac sur le canapé. Chaque geste me semble étrangement ralenti, comme si mon corps essayait de se convaincre que tout est enfin fini. Je attrape mon téléphone. Un réflexe. Un besoin d’ancrage. La conversation avec Jenna est encore ouverte. Je tape un message court, simple, celui qu’elle attend sans jamais le demander vraiment : "Je viens d’arriver. Tout va bien." J’hésite une seconde avant d’appuyer sur envoyer. Puis je souffle. C’est normal d’écrire ça. Normal. Je pose le téléphone, mais il vibre presque aussitôt. Une réponse. Jenna, évidemment. "Merci. Dors un peu. On parlera demain. Je t’embrasse." Je laisse tomber le téléphone à côté de moi et me laisse glisser sur le canapé. Enfin seule. Enfin tranquille. Du moins… c’est ce que j’essaie de me dire.
La nuit est un champ de mines.
À chaque fois que mes yeux se ferment, une image revient :
la main glacée dans le métro,
la silhouette dans le bar,
la boîte sur mon comptoir.
Je somnole par fragments, jamais complètement, toujours sur le fil. À plusieurs reprises, je sursaute en croyant entendre un bruit, un pas, un frottement, un souffle mais ce n’est jamais rien.
Ou alors c’est trop furtif pour que je l’identifie.
Quand le jour finit par percer les rideaux, je me sens plus lourde qu’avant de dormir. Comme si la nuit avait duré cinq minutes et cinq siècles à la fois. Je me frotte les yeux, me redresse lentement, chaque muscle protestant.
Une notification clignote sur mon téléphone.
Pas Jenna.
Océane : "T’es rentrée vivante ? 😂"
Je laisse échapper un souffle qui ressemble à un rire.
"Oui, vivante. Merci encore pour hier."
Je pose le téléphone… et c’est là que je l’entends.
Un tic.
Puis un tac.
Régulier.
Lent.
Mes yeux se tournent vers l’horloge du salon.
Elle n’a jamais fait ce bruit-là.
Je m’en approche, lentement, comme si le simple fait de la regarder pouvait faire exploser quelque chose.
Les aiguilles avancent. Normalement.
Mais sous le verre, un petit morceau de papier est coincé, invisible la veille.
Je sens mon cœur remonter dans ma gorge.
Il n’y a qu’un mot, écrit à l’encre noire, d’une écriture fine et parfaitement alignée.
"12h."
Rien d’autre.
Pas de signature.
Pas d’explication.
Juste :
12h.
Je recule d’un pas, le souffle court.
Quelqu’un est entré cette nuit.
Quelqu’un s’est approché assez près pour soulever le verre.
Sans bruit.
Sans trace.
Et cette fois…
même l’idée de me rassurer devient impossible.