Chapitres
La feuille coincée sous le verre de l’horloge me brûle les yeux. "12h." Rien de plus. Un simple mot capable de retourner tout mon corps contre moi. Je tends la main, mais je m’arrête à un centimètre du cadran, comme si le toucher allait déclencher un mécanisme invisible. L’appartement est silencieux. Trop silencieux. Je sens la panique remonter lentement le long de ma colonne, glaciale, méthodique, impossible à balayer d’un geste. Je recule d’un pas… puis d’un autre. J’ai l’impression que les murs se resserrent, que chaque ombre prend du volume, que l’air lui-même a changé. J’ai envie d’appeler Jenna. Ou Océane. Ou n’importe qui. Mais mon téléphone est loin, et mes jambes refusent de bouger. Une pensée me traverse : il est revenu. Que ce soit pour m’observer, me tester… ou achever ce qu’il a commencé. Je pivote lentement vers la fenêtre, plus par instinct que par logique. Le verre reflète mon salon, déformé par la lumière du matin. Et juste derrière mon épaule, dans ce reflet tremblant, une silhouette apparaît. Immobilité parfaite. Ligne d’un manteau sombre. Épaule droite légèrement tournée vers moi, comme quelqu’un qui attend que je remarque enfin sa présence. Mon cœur s’arrête. Je me retourne brusquement. Le couloir est vide. Pas un bruit. Pas un souffle. Mais lorsque je reviens au reflet, il est encore là : debout, dans l’embrasure de la porte d’entrée que je n’ai pas vue s’ouvrir. Ses traits sont flous dans la vitre, mais je reconnais cette posture glaciale, inchangée, ce calme qui n’appartient qu’à lui. Une ombre d’un pas, pas un homme. Et je comprends, avec une certitude que je n’avais pas encore osé formuler : il n’est pas venu pour me rassurer. Il n’est pas venu pour me sauver. Il est revenu pour vérifier quelque chose. Sur moi. Sur le papier. Sur cette boîte qui brûle encore dans ma mémoire. Et dans son silence, dans cette présence qui dévore l’air, une question se dépose au fond de ma gorge comme un éclat de glace : S’il pense encore que je suis la cible… ou si je suis, à ses yeux, simplement la coupable.
Je reste pétrifiée. L’homme du café se tient dans mon salon comme s’il y avait toujours appartenu, parfaitement immobile, les mains dans les poches de son manteau sombre. Ses yeux se posent sur le papier glissé derrière le verre de l’horloge, sans la moindre surprise. Comme si c’était normal. Comme s’il s’y attendait. "Vous avez reçu ça quand ?" demande-t-il calmement, sans me regarder. J’ouvre la bouche, incapable de rassembler mes mots. "Je… je viens de le voir. Je dormais. Je n’ai rien entendu." Il tourne enfin la tête vers moi, et son regard est si froid qu’il me cloue sur place. "C’est étonnant," murmure-t-il, "qu’on puisse pénétrer chez vous aussi facilement… et que vous ne vous en rendiez pas compte." Je sens mon ventre se contracter. "Qu’est-ce que vous insinuez ?" Il s’avance d’un pas, pas menaçant, mais tellement sûr de lui que je me sens minuscule. "Je n’insinue rien. J’observe." Ses yeux glissent sur la pièce, puis reviennent sur moi avec une précision tranchante. "Ce papier ne vient pas de ceux qui vous ont visée." Je fronce les sourcils, paniquée. "Alors… de qui ?" Il laisse un silence planer, un de ceux qui creusent plus qu’ils n’expliquent. "Généralement," dit-il finalement, "les gens qui tentent d’effacer leurs traces laissent derrière eux… ce genre de choses." Une phrase qui me transperce. "Vous pensez que c’est moi ?" chuchoté-je, à peine audible. Son regard ne cille pas. "Je pense que vous savez plus que ce que vous prétendez." Son ton est calme. Factuel. Comme s’il énonçait une équation. "Et tant que je ne saurai pas ce que vous avez déclenché… ou qui vous couvre…" Il marque une courte pause, son regard dur comme le gel. "…je ne prendrai aucun risque."
Je reste plantée là, pétrifiée, incapable de savoir s’il vient de prononcer une mise en garde… ou une condamnation. Ses mots tournent dans ma tête comme des phares trop rapides, m’éblouissant sans me laisser reprendre mon souffle. Je veux protester, me défendre, dire que je ne mens pas, que je ne comprends rien à tout ça, mais ma voix se coince dans ma gorge comme un éclat de verre. Il ne me quitte pas des yeux. Ce regard sans angle mort, sans émotion, sans faille. Celui d’un homme qui a déjà vu trop de mensonges pour croire la première version. Ou la deuxième. Ou la dixième. Ses doigts effleurent à peine la surface de l’horloge, comme s’il évaluait le geste de celui qui a glissé le papier derrière le verre. "Intéressant," murmure-t-il. Ce mot suffit à geler tout mon sang. Il ne m’explique pas. Il ne précise rien. Il observe. Encore. Toujours. Je me sens respirer trop vite, trop fort, comme si tout l’oxygène de la pièce s’était soudain raréfié. "Je n’ai rien fait," parviens-je à souffler, minuscule, ridicule. Il incline légèrement la tête, pas pour me croire. Pour m’écouter mentir. Ou pour vérifier que je suis convaincue par ma propre phrase. Il recule enfin d’un pas, un mouvement si fluide qu’il semble glisser plutôt que marcher. "Douze heures," répète-t-il simplement. Et cette fois, je comprends que ce n’est pas une information. C’est une horloge qu’il place au-dessus de ma tête. Un ultimatum dont il tient les ficelles. Je fais un pas en avant sans réfléchir, peut-être pour demander, peut-être pour supplier, je n’en sais rien. Mais lorsqu’il relève les yeux vers moi, la question meurt instantanément dans ma gorge. Il ne dit rien d’autre. Il ne promet rien. Il ne menace pas. Il me regarde seulement, comme un problème mathématique encore insoluble. Puis il disparaît dans le couloir, sans un bruit, sans une porte qui claque, sans un souffle déplacé. Et je réalise, avec une lenteur terrifiante, que cette fois… il ne m’a pas touchée. Ni le bras. Ni l’épaule. Rien. Comme si désormais, je n’étais plus une variable à manipuler.
Mais une variable à surveiller.
Un silence écrasant retombe après son mouvement dans le couloir, un silence qui semble s’étirer comme si l’air lui-même retenait son souffle. Je reste face à l’horloge, incapable de détourner les yeux du petit papier glissé derrière le verre. « 12h. » Deux chiffres qui vibrent dans ma tête comme un signal d’alarme. Je m’approche d’un pas — et mon téléphone tremble dans ma main avant même que je réalise que je l’ai sorti. Il s’allume. Pas un appel. Pas un message.
Juste l’heure.
11:47.
Mon ventre se contracte. La pièce semble se rétrécir d’un coup. 11:47. Treize minutes. Je lève lentement la tête vers l’horloge du salon… 11:48.
Le tic-tac me perce les tempes. J’ai l’impression d’étouffer. Puis je sens quelque chose derrière moi. Pas un mouvement. Pas un bruit. Juste cette sensation subtile, glacée, qui semble appartenir uniquement à lui. L’homme du café n’a pas quitté l’appartement. Il est là. Juste hors de mon champ de vision, assez proche pour sentir sa présence comme une ombre tendue, mais assez loin pour rester hors d’atteinte.
Je ne parviens pas à parler.
11:49. Le tic-tac devient un coup de marteau.
« Pourquoi… » Ma voix s’écrase avant d’exister. « Pourquoi douze heures ? »
Il ne répond pas. Il ne m’adresse même pas un regard. Ses yeux restent fixés sur l’horloge comme si elle lui livrait une information que moi, je ne pouvais pas comprendre. Il n’a pas la même urgence dans le regard. Pas la même peur. Pour moi, ces minutes sont un piège. Pour lui… ce n’est qu’un délai. Une observation. Une donnée dans un calcul invisible.
Une pensée me déchire soudain : il n’est pas venu pour empêcher quoi que ce soit.
Il est venu pour voir ce qui va se passer.
11:50. Mon cœur cogne si fort que j’ai l’impression de l’entendre dans mes oreilles.
11:51. Une goutte de sueur froide glisse dans mon dos.
L’homme du café murmure enfin, d’une voix si calme qu’elle me glace encore plus :
« Regardez. »
Un seul mot. Un ordre. Un avertissement. Je n’en sais rien.
Je sais juste que midi approche.
Et qu’il veut être là… quand la dernière seconde tombe.
L’air devient si lourd que je n’arrive plus à penser correctement. L’homme du café n’a pas bougé. Pas un millimètre. Il se tient toujours près de l’encadrement du couloir, son regard ancré sur l’horloge comme si les aiguilles écrivaient un rapport en temps réel.
11:52.
La seconde tombe.
Il ne fait rien.
Il attend.
Et c’est ça qui me tue.
Je serre mon téléphone si fort que mes doigts me font mal. « Dites quelque chose… » soufflé-je, incapable de supporter une seconde de plus ce silence atroce. Ma voix est trop aiguë, trop rapide, trop nerveuse. Pas celle d’une coupable peut-être. Mais celle de quelqu’un d’instable. L’idée me frappe et je me recule d’un pas, comme si j’avais dit quelque chose de dangereux.
11:53.
Il cligne des yeux. Une seule fois.
Un jugement.
Un verdict silencieux.
Je sens une larme chaude rouler sur ma joue. Ridicule. Je l’essuie d’un revers brusque, mais le geste est trop tardif : il l’a vue. Son regard se pose sur ma main, puis sur mes yeux. Il n’a pas l’air touché. Il a l’air… intrigué. Comme si je venais de brouiller sa lecture.
11:54.
Le chauffage fait un petit “tic” dans le mur.
Je sursaute violemment.
Lui, non.
Il ne bouge toujours pas.
11:55.
Mon téléphone s’illumine dans ma main.
Je baisse les yeux malgré moi.
Jenna :
"Tu es réveillée ?”
La panique me traverse comme un choc électrique.
Pas maintenant. Pas à ce moment-là.
Je relève les yeux.
L’homme du café regarde…
mon téléphone.
Pas moi.
Mon téléphone.
11:56.
Il tourne lentement la tête vers l’horloge.
11:57.
Mon souffle se bloque dans ma gorge.
11:58.
Il inspire, une seule fois, profondément.
Comme quelqu’un qui se prépare.
11:59.
Il parle enfin.
D’une voix si calme que j’en ai la nausée.
« Vous allez montrer qui vous êtes…ou qui vous appelez. »
Et au moment où il dit ça...
Midi sonne.