Chapitre 2 - Le 12 décembre 1750

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"Les ombres valsent sur les murs de notre demeure ancestrale, sise au cœur de Saint-Pétersbourg, en cette nuit du 12 décembre de l’an de grâce 1750. Les flammes vacillantes des chandeliers projettent leurs éclats, dansant au gré des bourrasques qui s’infiltrent par les fentes des fenêtres. Dehors, la ville semble figée sous le joug d’un hiver impitoyable ; la Neva, réduite à un désert de glace, se dérobe sous un ciel chargé de nuées sombres. Mais à l’intérieur, en cette heure tardive, une vie nouvelle s’apprête à éclore.

Ma mère, Ekaterina Petrovna, allongée sur un lit paré de draps blancs brodés de fil d’argent, est en proie à la douleur de l’enfantement. Son visage, empreint d’une certaine pâleur, contraste avec la vigueur de ses cris qui semblent défier la nuit elle-même. Près d’elle, ma grand-mère récite à mi-voix des psaumes, ses mains usées serrant un chapelet d'ambre dont chaque perle semble chargée de ferveur. Mon père, Ivan Vassiliév, homme de marbre aux émotions bien dissimulées, se tient en retrait, ses yeux rivés sur le corps épuisé de la femme qu’il chérit.

Lorsque les cloches de la cathédrale Pierre-et-Paul annoncent la onzième heure, un cri s’élève enfin, perçant l’air épais de la chambre. Mon cri. La sage-femme, le visage empreint d’un sérieux presque cérémonial, me soulève avec délicatesse, m’enveloppant dans un linge immaculé orné de broderies fines. "Voici votre fils", murmure-t-elle en s’inclinant légèrement, me déposant dans les bras de ma chère mère.

Cette dernière, les traits marqués par l’effort mais illuminés d’une sérénité presque divine, me serre contre sa poitrine. Ses larmes glissent lentement sur ses joues tandis qu’elle murmure mon nom pour la première fois : "Mikhaïl…mon fils, mon joyau…". Sa voix, empreinte d’un amour absolu, résonne dans l’intimité de la pièce comme une bénédiction. Mon père, d’ordinaire si maître de soi, laisse choir le masque un instant : ses mains tremblent d’un émoi sincère, et son regard, brillant d’une clarté nouvelle, trahit l’allégresse contenue d’un homme devant le miracle de la vie. Il pose une main hésitante sur mon front et, après un long silence, laisse échapper d’une voix grave et douce à la fois : "Bienvenue, mon fils". Ses mots sont simples, mais dans son regard brille une fierté qu’aucun discours ne peut exprimer.

Dehors, la neige descend avec lenteur, étouffant les derniers murmures de l’orage. Ma mère, le visage blême mais empreint d’une sérénité presque céleste, me tient toujours contre elle. Ses mains fines, dont les veines saillent comme les racines d’un arbre harassé, caressent ma joue avec une tendresse infinie, comme si ce simple contact était un ultime lien à préserver. "Mikhaïl…" murmure-t-elle à nouveau, d’une voix si diaphane. Ses yeux, baignés de larmes, brillent d’un éclat à la fois doux et résigné, semblant chercher à graver mon image dans son âme avant de s’en aller.

Elle détourne lentement son regard vers mon père, qui s’approche enfin, accablé par l’émotion. Ses mains frémissent alors qu’il enlace les doigts graciles de ma mère entre les siens. Les lèvres de ma grand-mère s’émeuvent lentement, murmurant une prière presque insaisissable, tandis que ses doigts se crispent avec dévotion sur son chapelet, cherchant désespérément à retenir l’inéluctable. Un léger frisson parcourt le corps de mon père tandis que ma mère s’abandonne à l’immobilité éternelle. Son souffle s’évanouit dans un murmure presque imperceptible et la clarté de son regard s’éteint à jamais. Mon père reste figé, sa main serrant toujours la sienne, comme s’il pouvait retenir ce qui vient de lui échapper.

Entre ces murs, mon premier souffle s’éleva alors, arrachant à ma mère son dernier soupir. Ainsi, en naissant, j’offris ma vie au prix de la sienne, et c’est en ouvrant les yeux sur ce monde que je fus privé à jamais de ses bras."