Chapitres
"L’hiver, ce 14 février de l'an 1765, paraît suspendu dans un souffle moins âpre, et la lumière fragile qui filtre à travers les brumes semble orner Saint-Pétersbourg d’un éclat de trêve. Je parcours les jardins du Palais d’Hiver, et chaque pas que j’y inscris résonne d’une solennité que le silence alentour amplifie. Tout ici semble figé dans une harmonie sévère, où la rigueur de l’architecture dispute au chaos naturel des éléments son droit d’exister. Les statues, drapées de givre, se dressent comme des sentinelles impassibles ; les allées, impeccablement tracées, déroulent devant moi des perspectives infinies, et sous mes pieds, la neige, encore ferme, craque faiblement.
C’est dans ce théâtre hivernal que mes pensées, une fois encore, s’égarent vers elle. Je ne peux me dérober à son souvenir, qui s’impose avec une vivacité presque cruelle. Je revois ce visage baigné d’une clarté tamisée, ces mèches blondes qui s’échappaient de son chignon avec une nonchalance étudiée ou naturelle, je l’ignore. Elle ne scintillait pas, comme ces dames parées d’or et de pierreries, mais c’était là justement son mystère : elle émanait une lumière plus subtile, plus secrète, qui, d’un seul regard, avait su percer mes défenses.
Autour de moi, la ville respire dans une immobilité trompeuse. Les eaux de la Neva, figées par les froids récents, renvoient un éclat pâle, presque spectral, tandis qu’au loin, la flèche dorée de la cathédrale Pierre-et-Paul semble aspirer les cieux à elle. Les pêcheurs, figures sombres et immobiles sur ce grand miroir gelé, me rappellent les anciens mythes : ils sondent les profondeurs de la glace comme des âmes cherchant à percer les mystères de l’existence.
Alors que je longe les allées, l’ombre des arbres dépouillés s’entrelace sur le sol comme une dentelle fragile. Tout me semble théâtre et illusion. Je m’arrête devant un pavillon où l’ornementation rappelle les goûts capricieux de la cour de France. Là, mon regard se perd dans l’horizon blanchi, jusqu’à ce qu’un mouvement attire mon attention.
Au loin, une silhouette féminine se dessine. Drapée dans une cape d’un velours sombre, elle avance avec une élégance mesurée, presque irréelle. Mon souffle se suspend, car tout en elle m’évoque celle qui hante mes nuits. Je ne distingue pas ses traits, mais je reconnais cette démarche, cette assurance qui s’affranchit des artifices. Est-ce elle ? Mon esprit vacille entre espoir et crainte. Je demeure figé, comme si m’élancer vers elle risquait de rompre l’enchantement qui m’enveloppe.
Mais avant que je ne puisse agir, elle disparaît. D’un pas assuré, elle s’évanouit dans une autre allée, et je reste là, le regard rivé sur le point où elle a disparu, avec l’impression étrange d’avoir été témoin d’un mirage. Ce n’est pas la première fois qu’une telle apparition trouble ma quiétude, mais celle-ci, en ce jour précis, me semble dotée d’un poids particulier, comme si elle portait en elle un augure.
Je ne peux m’empêcher d’écrire, car ces pages sont mon seul refuge contre l’incertitude qui m’accable. La revoir devient pour moi une nécessité presque vitale. Comment puis-je continuer à errer dans cette ville sans chercher à percer le mystère de son existence ? Saint-Pétersbourg, avec sa grandeur figée et son dédale de palais et de jardins, n’est plus qu’un échiquier où je me sens contraint de jouer une partie dont je ne connais pas les règles.
Le jour décline, et les ombres s’allongent. Mais cette silhouette, cette vision lumineuse, demeure en moi avec une force étrange, comme un pressentiment ou une promesse. Peut-être qu’elle arpente encore ces lieux, ailleurs, à cet instant même. Peut-être m’attend-elle sans le savoir. Quoi qu’il en soit, elle est là, en moi, plus vivante que jamais."