Chapitre 9 - Au cœur du gel

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"Le matin s'étire avec une langueur inhabituelle, comme freiné par quelque main invisible, tandis que je parcours une ville engourdie sous l'emprise du froid mordant de l’hiver. Saint-Pétersbourg, avec ses palais grandioses et ses avenues sans fin, s’efface dans une brume cotonneuse, ses contours floutés renforçant l’illusion d’un songe éveillé. Mon haleine se confond avec les volutes glacées de l’air, et mes pensées, elles, reviennent inlassablement à cette figure énigmatique : Elisabeth.

Le chemin qui mène aux jardins impériaux, austère et silencieux, m’apparaît désormais familier, comme si je l’avais arpenté mille fois en rêve. La neige vierge crisse sous mes bottes, et les statues de pierre, figées dans leur éternelle contemplation, semblent m’observer, témoins muets de mon trouble. À mesure que je m’approche de la clairière où je l’avais aperçue l’avant-veille, une étrange tension s’empare de moi. Mon esprit vacille entre la crainte de ne pas la revoir et l’appréhension de ce que je découvrirais si elle était là.

Elle est là.

Debout au bord du bassin gelé, sa silhouette se dessine avec une netteté presque irréelle dans la lumière pâle du jour naissant. Elle est drapée d’une robe d’un bleu profond, presque de jais, dont les plis semblent boire la lumière. Une cape de velours sombre se déploie gracieusement sur ses épaules, et quelques mèches de ses cheveux blonds échappent à une coiffure savamment travaillée, dansant au gré du vent. Bien qu’immobile, tournée vers l’eau figée, je sens qu’elle m’a perçu avant que mes pas n’aient brisé le silence environnant.

"Vous voilà." murmure-t-elle, sans même tourner la tête.

Sa voix, douce et voilée, résonne en moi telle une mélodie lointaine, écho d’une intimité inexplicable. Je m’avance lentement, tiraillé entre une fascination irrépressible et une angoisse diffuse, comme si ma raison pressentait un danger tapi dans cette quiétude. Lorsqu’enfin elle se tourne vers moi, ses yeux verts, d’une clarté envoûtante, semblent capter la lumière hivernale comme un joyau vivant, illuminant son visage d’une aura presque surnaturelle.

"Je ne m’attendais pas à vous revoir si promptement." dit-elle, un sourire timide effleurant ses lèvres.

"Et moi, je redoutais de ne plus jamais vous revoir." répliqué-je, d’une sincérité presque enfantine, incapable de dissimuler le trouble qui m’habite.

Elle incline légèrement la tête, et un sourire plus marqué, mais teinté d’une étrange mélancolie, éclaire fugacement son visage. Je demeure à une distance respectueuse, la contemplant avec une admiration muette. Tout en elle m’attire, comme si une force invisible me liait à cette femme dont l’existence même semble défier toute logique.

"Ces jardins..." dis-je enfin pour rompre le silence pesant "...offrent à cette heure une beauté saisissante. Mais ils semblent aussi…enveloppés d’un mystère insondable."

"Comme tout ce qui semble figé dans le temps." répond-elle en promenant un regard pensif sur les arbres décharnés et les statues figées. "Leur beauté repose sur leur immobilité. Ils demeurent immuables, même lorsque le monde alentour s’effondre."

Ses paroles, empreintes d’une poésie presque prophétique, éveillent en moi un frisson que je peine à maîtriser. Avant que je ne puisse lui répondre, elle reprend, ses yeux se posant sur moi avec une intensité troublante :

"Et vous, monsieur ? Qu’est-ce qui vous conduit ici, pour la seconde fois, dans un lieu si austère ?"

Son regard, perçant et inquisiteur, semble réclamer une réponse qui dépasse la banalité. Je prends une inspiration profonde, comme pour rassembler mon courage, avant de murmurer :

"Appelez-moi Mikhaïl, je vous en prie. Et je crois que c’est vous, mademoiselle, qui m’y avez attiré."

Elle demeure un instant silencieuse, et ses traits se détendent imperceptiblement. Quelque chose dans son expression laisse entrevoir qu’elle n’est pas insensible à mes paroles.

"Vous parlez en rêveur, Mikhaïl." murmure-t-elle, ses mots presque effacés par le souffle du vent. "Mais les rêves, savez-vous, ont parfois un prix que nul ne saurait deviner."

Avant que je ne puisse m’interroger sur la portée de ses paroles, le bruit de pas étouffés se fait entendre derrière nous. Je me retourne brusquement, mes sens en alerte, pour voir une silhouette familière émerger des ombres. L’homme trapu, que j’avais aperçu deux jours plus tôt, s’avance d’un pas lourd et assuré.

Elisabeth ne bouge pas, mais une ombre indéfinissable traverse son visage, aussi rapide qu’un souffle de vent. L’homme s’immobilise à quelques pas, son regard défiant glissant de moi à elle. Le silence, chargé d’une tension palpable, pèse entre nous, jusqu’à ce que sa voix rauque, dénuée de toute courtoisie, rompe l’atmosphère fragile :

"Elisabeth, il est temps."

Elle incline à peine la tête, un acquiescement discret, mais ses yeux demeurent fixés sur moi. Une tristesse insondable, ou peut-être une hésitation, semble voiler son regard.

"Attendez !" dis-je soudain, ma voix rompant le silence comme un éclat. "Puis-je...puis-je espérer vous revoir ?"

Elle me scrute un instant, et ce regard, profond et insondable, semble traverser jusqu’au tréfonds de mon âme. Enfin, elle murmure d’un ton presque imperceptible :

"Peut-être."

Elle se détourne alors, suivant l’homme qui s’éloigne dans la brume. Leurs silhouettes se fondent dans le paysage hivernal, et je demeure seul, figé au milieu des jardins. Mais son visage, sa voix, et ce dernier mot qu’elle m’a laissé résonnent en moi comme une promesse voilée d’un mystère plus vaste que tout ce que j’avais imaginé.

Dans ces pages, je tente de saisir l’indicible, mais il ne demeure que l’ombre d’un secret. Des mots, des souvenirs figés, et cette étrange certitude que tout ceci n’est que l’aube d’une quête que je ne peux encore comprendre.

Je laisse ce carnet ouvert, incertain :

"Les rêves ont-ils un prix, comme elle l’a insinué ? Peut-être le découvrirai-je un jour."