Chapitres
"La lumière décline à mesure que j’erre dans ces jardins empreints d’un silence austère, où l’hiver semble retenir son souffle. Chaque pas m’entraîne davantage dans une clarté vacillante, tamisée par les brumes crépusculaires. Le ciel, teinté d’indigo et d’or brisé, nimbe les statues d’une aura presque éthérée. L’air vif mord mes joues, mais une étrange chaleur intérieure me soutient : une flamme nourrie par une intuition irrépressible.
Au détour d’une haie soigneusement taillée, mes pas me mènent à une clairière dérobée, encadrée par des ormes dénudés dont les branches tortueuses semblent griffonner le ciel. Et là, je la revois. Mon souffle se suspend, et le temps semble s’arrêter. Elle est là, immobile, tournée vers un bassin gelé, dont la surface opalescente contraste faiblement avec la lueur mourante du jour. Sa silhouette se détache dans la pénombre, presque indistincte des ombres qui l’entourent.
J’hésite un instant, fasciné par cette vision, mais mon élan est soudainement brisé. Une autre silhouette émerge des ombres : un homme. Sa carrure trapue et ses gestes brusques s'opposent violemment à la quiétude environnante. Il s’approche d’elle avec une hâte suspecte, son pas lourd résonnant faiblement sur la neige tassée. Je m’immobilise, scrutant la scène avec une appréhension croissante.
La manière dont il s’incline vers elle, dont il semble parler, bien que ses mots me soient inaudibles, respire l’insistance, voire la contrainte. Elle recule d’un pas, si léger qu’il semble imperceptible, mais la lueur diffuse du bassin éclaire alors son visage. Je crois y lire une ombre de trouble, un éclat d’inquiétude qui me glace.
Je ne peux rester là à observer. L’instinct, cette fois, l’emporte sur la prudence. J’avance d’un pas rapide, mon cœur battant à un rythme furieux. Chaque pas me semble résonner dans l’immensité du silence hivernal.
"Mademoiselle, tout va bien ?" dis-je d’une voix que je m’efforce de rendre assurée, bien que je sente mon souffle court. L’homme se retourne brusquement. Son regard est aussi froid que l’air ambiant, mais il n’a pas la supériorité du prédateur. Il vacille, déconcerté par cette interruption. La femme, quant à elle, me fixe un instant. Ses yeux, d’un bleu pâle, croisent les miens, et dans ce court échange, tout s’efface autour de moi : les jardins, la neige, le ciel sombre. Il ne reste que ce regard.
L’homme, sans un mot, recule à son tour, sans doute jugeant ma présence inopportune. Il marmonne quelque chose d’inintelligible avant de disparaître parmi les arbres. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il s’éloigne complètement, puis je me tourne vers elle à nouveau. Je ne sais pas si c’est l’audace ou l’inquiétude qui m’a poussé à agir ainsi, mais à cet instant, je ressens une étrange satisfaction d’avoir brisé cette scène troublante.
"Je vous remercie." dit-elle enfin, et sa voix, douce mais empreinte d’une certaine gravité, me frappe encore plus profondément qu’au bal. Ces mots, si simples soient-ils, m’enveloppent d’une chaleur inattendue, comme si leur musicalité avait le pouvoir d’apaiser tout ce qui m’agite.
"Il me semblait devoir intervenir." dis-je enfin, m’efforçant de masquer mon trouble. Le silence qui suit n’est pas vide ; il est chargé d’une tension indéfinissable, presque palpable. Elle incline doucement la tête, esquissant un sourire si fugitif que je me demande si je l’ai rêvé. Puis elle fait mine de s’éloigner.
"Attendez !" m’écrié-je soudainement, comme si mes mots jaillissaient d’un élan irrépressible. Elle s’arrête et se tourne légèrement vers moi, son regard empreint d’une curiosité silencieuse. "Puis-je… puis-je connaître votre nom ?" murmuré-je enfin, ma voix presque étouffée par l’appréhension.
Elle hésite, puis murmure avec une douceur fragile :
"Elisabeth."