Chapitres
"La lueur vacillante de la bougie diffuse une lumière tremblante sur le bois patiné de mon bureau, tandis que les ombres dansantes sculptent les murs austères de ma chambre d’un relief éphémère. Dehors, en ce mois de janvier glacial de l'année 1765, l’hiver persiste avec une ferveur obstinée, défiant l’avènement du printemps. Le vent s’insinue avec un hurlement spectral à travers les interstices des fenêtres, et moi, à seulement quinze ans, je demeure seul face au tumulte de mes pensées, ce carnet offert comme le sanctuaire de mes confessions.
La plume effleure la page, hésitante, comme si les mots à venir avaient le pouvoir de conjurer des spectres du passé. Pourtant, l’heure est venue. Venue pour moi d’affronter ces souvenirs qui, bien que ne m’appartenant pas entièrement, s’ancrent en mon être tels des stigmates silencieux.
Je suis né sous un ciel de décembre, glacé et indifférent, dans cette demeure qui m’a vu éclore et qui persiste à murmurer des récits qu’il m’est impossible d’ignorer. Cette maison, ce tombeau vivant de mémoires, semble avoir absorbé l’écho tragique de cette nuit fatidique. Chaque pierre, chaque poutre, porte encore la résonance des prières brisées et des cris déchirants qui ont marqué ma venue au monde. Bien sûr, je ne garde aucun souvenir de cet instant. Comment le pourrais-je ? Et pourtant, une part de moi en porte l’empreinte, tel un chant éthéré jamais entendu mais inscrit dans les fibres mêmes de mon être. Ce sont les récits de ma grand-mère qui, empreints d’une tendresse poignante et d’une douleur ineffable, ont tracé les contours de cette scène dans mon esprit.
Elle m’a parlé de ma mère, Ekaterina Petrovna, une femme dont je ne possède qu’une image fugitive : l’éclat tendre de son regard capturé dans des portraits fanés, suspendus aux murs comme des reliques d’un âge révolu. Elle m’a dépeint sa force indomptable, sa douceur lumineuse, et ce dernier geste empreint d’amour : m’offrir la vie au prix de la sienne. À travers mes paupières closes, j’imagine son visage, et dans le silence de mon esprit, il me semble presque entendre sa voix, évanescente, murmurer mon nom. Mikhaïl. Un prénom qu’elle aurait prononcé avec amour et résignation.
Et puis il y a mon père, Ivan Vassiliév, cet homme de marbre dont le silence contient plus de récits que de paroles. Il ne s’autorise jamais à évoquer cette nuit maudite, mais ses yeux trahissent une douleur qu’aucun voile ne saurait entièrement dissimuler. Son amour pour moi, je le ressens, mais il est alourdi par une gravité inexplicable, comme si ma naissance portait en elle une dualité, entre bénédiction et fardeau.
Je suis le fruit d’un sacrifice, le témoin vivant d’un échange cruel entre la vie et la mort. Cette pensée m’a hanté, m’enserrant parfois d’un doute mordant : ma vie mérite-t-elle le prix qui a été payé pour elle ? Mais ma grand-mère, cette gardienne d’une mémoire fragmentée, a su apaiser mes tourments. Elle m’a murmuré que ma mère aurait voulu que je vive pleinement, que je sois une flamme vacillante dans l’obscurité qu’elle laissait derrière elle.
Les étoiles, impassibles, demeurent muettes. Mais dans leur éclat éthéré, je crois percevoir une promesse : celle que la vie, malgré ses pertes et ses mystères, continue à tisser un fil fragile mais inaltérable, nous reliant à ce qui a été et à ce qui sera. Alors, tandis que mon souffle s'apaise, je ferme les yeux, laissant mon âme errer dans ce royaume intangible où passé, présent et avenir se confondent.
Je suis Mikhaïl Vassiliév. À la fois genèse et conclusion d’une histoire inachevée, une histoire qu’il m’appartient de prolonger."